CHAPITRE XXV
THARSIS, MARS
Lorsque Amanda revint de l’église en compagnie de Konstantin et de Demetria, l’appartement était vide. Tante Kristen et oncle Martin avaient laissé une note : Amanda, nous avons dû sortir, nous serons de retour à l’heure du dîner.
« C’est bizarre, dit Amanda.
— Pardon ? »
Elle montra la note au jeune homme : « Tante Kristen et oncle Martin sont partis, mais ils ne disent pas où. »
Konstantin lut laborieusement le message, et son visage s’illumina : « Demetria cuisiner splendide dîner à eux ! » Il se tourna vers sa sœur et lui parla à toute vitesse en grec. Amanda lutta contre un malaise diffus.
Où étaient-ils ? Et pourquoi l’avaient-ils laissée seule avec Konstantin ? Bien sûr, Demetria était là. Rieuse, elle questionnait son frère, ses dents blanches contrastant avec le rouge de ses lèvres et le doré de sa peau. Ils étaient tellement beaux, tous les deux. Génémods ? Peut-être. Amanda se sentit soudain trop pâle, trop vaporeuse. Trop d’une seule couleur. Il y avait un mot pour cela dans le logiciel de vocabulaire, mais elle ne s’en souvenait pas.
L’église avait été chouette, et effrayante, et triste, tout cela à la fois. Konstantin avait voulu trouver ce qu’on appelait « une église grecque orthodoxe », mais il n’en n’existait pas à Lowell City. Il avait dû se contenter de Notre-Dame-des-Anges, une église catholique. Amanda n’y avait pas vu grand-chose en commun avec l’abbaye d’Ares : les seuls chants entonnés, plutôt mal, l’étaient par les fidèles de l’église. En pensant à Frère Meissel et au Saint Office, Amanda avait senti sa gorge se serrer. Konstantin avait remarqué sa détresse et lui avait pris la main, ce qui avait conféré son côté effrayant à cette sortie. Il lui avait tenu la main pendant tout le reste de la messe. Amanda avait eu soudain très chaud, puis froid, mais elle avait laissé sa main dans celle du garçon. C’était vraiment saisissant. Elle aurait bien aimé pouvoir en parler à Yaeko, ou Juliana, ou Thekla.
Mais pas à Papa. Amanda avait l’impression qu’il n’aurait pas aimé savoir que Konstantin lui avait tenu la main. Cette pensée la fit se sentir déloyale, ce qui était idiot, mais elle ne pouvait s’en empêcher. L’inquiétude qu’elle éprouvait pour son père était toujours présente, comme un vide menaçant de l’engloutir.
En revenant à pied de l’église, elle s’était sentie mieux. Konstantin avait emmené les deux filles prendre le déjeuner dans un café. Il semblait disposer d’argent à volonté. Tous trois mangèrent de bon cœur sans prendre garde aux soldats avec leurs bérets à bandes vertes, et discutèrent de tout et de rien en anglais (Amanda et Konstantin) et en grec (Konstantin et Demetria). Ils s’étaient bien amusés.
À présent, Demetria s’affairait dans la cuisine : Amanda l’entendait ouvrir les armoires et sortir les plats. La fillette se résolut à demander à Konstantin des précisions sur un détail qui l’intriguait, même si la question semblait déplacée :
« Konstantin… Ta famille est riche, n’est-ce pas ?
— Riche, oui. Beaucoup argent. Splendide. Je acheter tout à toi, Ah-man-dah ! »
Elle rougit. Ce n’était pas ce qu’elle voulait dire ! « Alors comment se fait-il que Demetria sache cuisiner ? N’avez-vous pas de cuisinier ? Ou au moins des robots de cuisine ?
— Si, bien sûr. Beaucoup cuisiniers. Robots, aussi. Demetria cuisiner parce que elle est femme grecque bien. Pour marier homme grec. »
Pour Amanda, cela n’avait aucun sens : « Alors… Quand tu te marieras, ta femme devra savoir cuisiner, elle aussi.
— Oh, non ! Je pas marier une Grecque. La femme grecque pas trop belle. Toi, Amanda, belle.
— Mais Demetria est belle ! »
Il haussa les épaules : « Nikos penser ça. Mon père au telcom tout le matin. Il veut Demetria rentre maison. Il veut moi ramener Demetria.
— En Grèce ? Tu retournes sur Terre ?
— Non. » Il lui sourit. « Je dis à mon père, je pas y aller. Je rester sur Mars. Mon père il…» Le jeune homme chercha un mot «… autre femme venir pour Demetria.
— Il envoie une femme pour ramener Demetria chez vous ?
— Ce soir. Elle très bien. Amie depuis beaucoup d’années. Elle sur Mars maintenant, dans Lowell City.
— Oh. Et Demetria, elle veut rentrer ? demanda Amanda.
— Oui. Nikos aller de nouveau en Grèce. Mon père pas savoir ça. »
Apparemment tous deux bravaient régulièrement leur père, ce qu’Amanda avait du mal à concevoir. Demetria sortit de la cuisine, parla d’un ton rapide à Konstantin, sourit à Amanda et disparut dans la chambre d’amis, en refermant résolument la porte derrière elle.
« Elle partir…» Konstantin mima le geste de faire sa valise «… et dormir. Avant ce soir. Elle avoir besoin beaucoup de temps. »
Amanda ne voyait pas ce que Demetria avait à emballer qui lui prendrait tant de temps, ni pourquoi elle avait besoin de faire la sieste. La sœur de Konstantin semblait bénéficier d’une énergie sans borne.
« Viens t’asseoir près moi, Ah-man-dah. Maintenant nous parler. »
Il la conduisit vers le canapé du salon. Amanda avait toujours aimé cette pièce : des meubles simples, ni trop ni trop peu. D’authentiques livres, la sculpture d’un oiseau en train de planer, des fleurs, même avant que Konstantin ne dévalise tous les fleuristes de Tharsis. (« Elles sont chères ici, mais je préfère avoir des fleurs fraîches que des vêtements à la mode. C’est mon péché mignon », disait toujours tante Kristen). La vue depuis la fenêtre du troisième étage, à travers le dôme : la plaine rouge et rocailleuse de Mars, austère et belle dans la lumière changeante. Chez Amanda, dans le Massachusetts, le salon était sombre, négligé, perpétuellement encombré des jouets de Sudie, des raquettes de tennis de Carol et des cubes de données de physique et des vestes et des chaussures et des portables de tout le monde.
« Je veux dire à toi chose très importante, Ah-man-dah. Deux choses », dit le jeune homme.
Le souffle d’Amanda s’accéléra, sans qu’elle en comprenne la raison : « Quelles choses ?
— Premier, je faire tout ce qui est possible pour aider ton père, professeur Capelo. Tout. Tu demander, mon père être riche ? Oui. Très très riche. J’ai – un mot grec qu’Amanda ne comprit pas – à son argent. Il bon avec moi. Je peux avoir toujours beaucoup argent, pas de questions. Tu avoir besoin argent pour trouver ton père, tu demander moi. Toujours. Pas de questions. Tu comprendre ?
— Oui. Merci. » Il était vraiment trop gentil. Elle ne voyait pas en quoi l’argent pouvait aider son père, mais c’était tellement gentil à lui de le proposer.
« Et aussi, mon père connaître amiral Pierce. Grands copains. Je demander à mon père, mon père demander à amiral Pierce, si tu vouloir quelque chose pour aider. »
« Sois prudente, ma chérie. Ne t’avise jamais de critiquer Pierce devant tes nouveaux amis », avait dit tante Kristen. Konstantin essayait-il de la faire parler sur le compte de l’amiral ? Cela ne semblait pas être son genre. Mais tout de même…
Elle resta silencieuse si longtemps qu’il s’exclama : « Ah-man-dah ? Tu crois moi ? Je demander à mon père tout pour aider toi.
— Je te crois, Konstantin.
— Splendide. Pas seulement l’argent, aussi. Mon père avoir beaucoup appareils, partout dans système solaire. Je sais appeler eux. Tous les codes. Mon père dire moi, si je avoir besoin vite de transport. »
Ça c’était impressionnant. Au cours de ces derniers mois, Amanda aurait aimé avoir des appareils à ses ordres partout dans le système solaire. Konstantin était vraiment quelqu’un d’important. Comment se faisait-il qu’il l’appréciait autant ?
« Merci.
— Vraiment, oui. Je envoyer appareils partout où tu diras. Deux, je te poser question importante. Tu d’accord ?
— Oui, vas-y. » Et maintenant, quoi ? Amanda, Yaeko, Juliana et Thekla avaient eu d’innombrables discussions sur les garçons et tous ces trucs, le sexe, quoi. Elles étaient toutes tombées d’accord pour décréter que si un garçon leur demandait un jour de faire l’amour, elles refuseraient. C’était dangereux et elles étaient trop jeunes et c’était plus facile d’arriver à dire non si elles se serraient les coudes. Les filles avaient besoin du soutien de leurs amies pour combattre les pressions individuelles, c’est ce que disaient ses professeurs. Elle s’arma de courage, sans regarder Konstantin.
« Quel âge tu avoir ? »
Pourquoi posait-il cette question ? Si elle lui disait son âge, il allait peut-être ne plus l’aimer. Soudain, Amanda ne voulut pas qu’il cesse de l’aimer. Elle ne voulait pas faire l’amour avec lui (ou quiconque), mais elle ne voulait pas non plus qu’il arrête de l’aimer. Il était trop merveilleux.
« Je n’ai pas encore dix-sept ans », répondit-elle.
C’était la vérité, après tout. Elle n’avait pas non plus seize ans, ni même quinze, mais elle ne le mentionna pas. Elle savait qu’elle paraissait plus vieille que son âge.
« Je penser toi plus vieille », dit Konstantin. Cela fit plaisir à la fillette.
« Tout le monde dit que je fais très mûre pour mon âge.
— Splendide. Ton père laisser toi venir voir moi en Grèce, peut-être ? Il, venir aussi, et ta famille. Tu as frères, sœurs, mère ?
— J’ai une belle-mère et une petite sœur. J’aimerais beaucoup aller te voir en Grèce. » Elle doutait que son père accepte cette expédition sans ciller, mais après tout, elle n’était plus un bébé et il devait commencer à l’emmener dans des endroits plus adultes. De toute façon, Carol le ferait. Carol était un amour, et elle lui laissait beaucoup plus de liberté que son père.
Ce qui lui faisait vraiment du bien, c’était que Konstantin supposait que son père serait là pour prendre la décision. Konstantin était persuadé que Tom Capelo allait revenir à la maison.
« Splendide ! » s’exclama le jeune homme. Ses yeux sombres étincelèrent. Il était assis tout près d’elle sur le canapé, et Amanda sentit sa poitrine se resserrer. « Ah-man-dah… Je pouvoir embrasser toi ? »
Il lui avait déjà posé cette question, et elle avait refusé. Amanda et ses amies avaient toutes entendu dire que quand les garçons voulaient faire l’amour avec vous, ils commençaient par vous embrasser. À partir de là, les choses se compliquaient. Cela n’en valait pas la peine, elles étaient toutes tombées d’accord sur ce point.
Mais soudain, elle avait très envie d’embrasser Konstantin Ouranis.
« Si… si c’est juste un petit baiser, je suppose que c’est ok. »
Il ne prononça pas le mot « splendide », comme elle s’y était attendue. Il se pencha simplement vers elle, passa le bras droit autour de sa taille et pressa doucement ses lèvres contre les siennes ; il la tenait comme si elle était la chose la plus précieuse de toute la galaxie. Elle lui retourna son baiser, et une vague si puissante la submergea de la tête à la poitrine qu’elle se sentit vraiment étourdie. Quand la bouche du garçon s’éloigna, cela la désola.
« Je t’aime, Ah-man-dah. »
La vague reflua. Elle n’était pas pour rien la fille de Tom Capelo. « Konstantin, tu ne me connais pas assez pour m’aimer. Nous venons juste de nous rencontrer. C’est idiot. »
Il se mit à rire. Peut-être ignorait-il le sens du mot « idiot ». Toujours est-il qu’il se pencha encore vers elle pour un autre doux baiser, et la fillette se retrouva serrée contre lui. De nouveau la vague déferla ; Amanda s’y abandonna.
La porte de l’appartement s’ouvrit, et Amanda bondit sur ses pieds. Konstantin et elle étaient restés étendus de tout leur long sur le canapé, dans les bras l’un de l’autre. Tante Kristen et oncle Martin entrèrent dans le salon, et la fillette sentit le sang affluer dans son visage. Konstantin se mit debout plus lentement.
« Oh mon Dieu », dit tante Kristen. C’était tellement injuste ! Amanda et Konstantin n’avaient rien fait de mal. Ils s’étaient seulement embrassés. Qu’y avait-il de mal à s’embrasser ? Elle n’était plus un bébé, ils devaient arrêter de la traiter comme un bébé !
Oncle Martin posa une main sur le bras de tante Kristen. « Bonjour Amanda, bonjour Konstantin, dit-il calmement.
— Bonjour monsieur », dit gaiement Konstantin. « Bonjour, madame Blumberg.
— Amanda, puis-je te voir un moment ? »
La fillette suivit sa tante dans la cuisine : « Quoi ? »
Kristen avait une expression sévère : « Ne crois-tu pas que tu es un peu jeune pour ce genre de choses, Amanda ?
— J’ai quatorze ans !
— Justement. Ton père serait bouleversé s’il l’apprenait, ma chérie.
— Il croit que je suis encore un bébé. Eh bien, ce n’est pas vrai. Et de toute façon, nous n’avons rien fait.
— Je sais que vous n’avez rien fait. Tu es fondamentalement une fille sensée, et tu n’es même pas encore sous contraception. Mais tu es si jeune et ce garçon est tellement attirant. »
Donc tante Kristen la comprenait ! Amanda lui sourit :
« C’est vrai. Mais il n’a fait que m’embrasser.
— Et où est Demetria ?
— Elle fait la sieste. Son père envoie quelqu’un la chercher ce soir pour la ramener sur Terre. Un chaperon.
— Qui vient chercher Demetria, mais pas Konstantin ? »
— Konstantin est assez grand pour aller où ça lui chante, précisa non sans fierté Amanda.
— Ce qui veut dire qu’il est trop vieux pour toi, mon poussin. »
Tout d’un coup, la fillette s’emporta sous le coup d’une impatience complètement inattendue : « Tante Kristen, au cours de ces derniers mois, trois personnes ont essayé de me tuer. J’ai été prise dans un enlèvement, j’ai voyagé clandestinement et je me suis retrouvée au cœur d’une… une révolution. Je suis assez vieille pour décider si je peux embrasser un garçon ou pas », déclara-t-elle, se surprenant elle-même. Amanda fit volte-face et retourna dans le salon, tête haute et jambes tremblantes, plantant là tante Kristen qui la regardait avec stupéfaction.
Elle les entendit chuchoter au lit, quand ils crurent qu’elle s’était endormie. Une femme à l’air sévère était venue chercher Demetria ; dans un anglais impeccable, elle avait remercié les Blumberg pour leur « hospitalité envers la fille de mon employeur. » Oncle Martin avait installé dans leur chambre un lit de camp pliable, ce même lit de camp dans lequel elle avait dormi lors de précédentes visites, même si à l’époque on le dressait dans le salon. Personne ne fit allusion à ce changement.
« Elle grandit, murmura oncle Martin. Tu dois l’accepter, Kris.
— Elle a seulement quatorze ans !
— Ce qu’elle traverse la fait mûrir. »
C’était vrai, pas de doute. Amanda avait toujours eu un faible pour l’oncle Martin, même si dans le couple, tante Kristen était sa parente par le sang. Tante Kristen, emportée et parfois sarcastique, lui rappelait beaucoup Papa.
« Je l’aime tant », chuchota cette dernière d’une voix saccadée, et Amanda se sentit soudain mal de préférer l’oncle Martin. « Si Tom ne revient pas…
— Chhhut, mon cœur.
— Je ne fais pas confiance à ce garçon, c’est tout. Il est trop riche et trop sûr de lui.
— Il a été élevé avec tout l’argent du monde, et apparemment Ouranis le traite comme un adulte. Après le dîner il m’a expliqué sa part de décisions dans leurs opérations minières. Je lui ai posé des questions sur Pierce. »
Le sommier remua : « Tu n’as pas fait ça !
— Si. Prudemment et de façon fortuite, bien sûr. Konstantin n’est pas stupide. Il est conscient des excès de Pierce, mais il est loyal envers son père et désapprouvait les agissements de Stefanak, en particulier l’enlèvement de Tom. On dirait qu’il voue un culte aux physiciens.
— Ce qui explique son attirance exagérée pour Amanda.
— Amanda a largement de quoi attirer par elle-même », répliqua oncle Martin, et une agréable chaleur envahit la fillette. Son oncle comprenait, lui.
« Elle devient tellement belle, tu ne trouves pas ? dit tante Kristen. Autant que Karen. Je veux seulement qu’elle soit prudente.
— Nous serons prudents pour elle.
— Mais le professeur Ewing, cet après-midi… identifier son corps comme cela… complètement raide et gelé…
— N’y pense plus.
— Ce sont les hommes de Pierce qui ont fait ça, quoi qu’en dise la police. Pourquoi ? À cause des travaux de Tom ?
— Je ne sais pas. Nous ne le saurons peut-être jamais », répondit oncle Martin ; et tous deux se turent.
Plus tard, Amanda, toujours éveillée, les entendit ronfler. Ses pensées s’emballaient, elle ne pouvait s’en empêcher. Le corps du professeur Ewing, avaient-ils dit. On avait dû le retrouver, sans doute dans la plaine martienne. Et c’étaient les hommes de Pierce qui l’avaient tué. Peut-être avait-il fait une réaction allergique à une dose de Pandya : tante Kristen lui avait dit que cela se produisait parfois. Ou peut-être l’avaient-ils assassiné pour une raison liée à ses recherches. Et si son père travaillait à des recherches similaires ? Amanda frissonna. Tout se mélangeait dans sa tête : les baisers de Konstantin sur le canapé, son offre de l’aider à retrouver son père du mieux qu’il pouvait, avec tout l’argent à sa disposition. L’argent, la physique, les baisers, les soldats, les pères…
Son oncle et sa tante ronflaient toujours. Amanda tira l’oreiller sur sa tête mais rien n’y fit, elle n’arrivait toujours pas à dormir. Pendant des heures et des heures, elle ne parvint pas à trouver le sommeil.
Mais où donc était son père ?